La dernière leçon de Thérèse

Lorsque l'on vit un moment fort comme celui-là, la vie est incroyablement présente si on veut bien traverser sa peur pour s'abandonner totalement à l'instant présent tel qu'il est, sans rien chercher à changer, sans rien refuser de ce qui est là.

La dernière leçon de Thérèse

La dernière leçon de Thérèse 940 360 Christophe LE BEC

Thérèse est un chien, ou plus exactement une petite chienne Jack Russel de 17 ans. Thérèse est morte ce samedi 19 janvier 2019, il y a deux jours maintenant. Il m’a fallu m’armer de tout ce qui me restait de courage pour me lever, prendre son petit corps meurtri dans mes bras, monter dans la voiture et l’amener chez la vétérinaire pour l’euthanasier.

J’ai déjà écrit dans un article intitulé Les animaux émoi, en quoi mon rapport aux animaux avait été très important. J’y parlais notamment du rôle qu’avait joué Thérèse dans ma vie en m’apprenant à communier plutôt qu’à communiquer, à ressentir sans nommer, plutôt que de tout définir ou cataloguer.

L’émotion

En partant, Thérèse m’a enseigné une dernière leçon.

Les mois précédents la mort de mon chien, j’avais cent fois imaginé ce moment. Elle ne marchait plus depuis 3 ans, elle était devenue sénile, et elle souffrait physiquement de plus en plus de cette arthrose très invalidante qui la clouait sur place. Je savais qu’elle allait de plus en plus mal et que cela ne pouvait plus continuer ainsi. Pourtant, les jours se succédaient et je demeurais dans l’incapacité de décider d’abréger ses souffrances, incapable de faire face à cette émotion qui menaçait de monter. Sans mon épouse, Thérèse continuerait à souffrir en ce moment dans mon salon, collée contre moi pour se rassurer, sa truffe contre ma peau.

Moteur

Mais dès que la voiture avait démarré pour aller chez la vétérinaire, toutes mes pensées s’étaient évanouies, et ma peur avec. La tension qui me tenaillait s’était estompée. Ma respiration s’était assouplie et une forme de quiétude apparût en moi. Je regardais le paysage, le soleil brillait tout à coup. Je vivais pleinement l’instant présent, je sentais le corps tout maigre de mon chien sur mes genoux, sa respiration chaude entre mes doigts.

Nous avons attendu près d’une heure dans la salle d’attente. Dès qu’une pensée sur la situation émergeait, l’émotion montait en moi, les larmes embrumaient mes yeux instantanément, et dès que je portais mon attention sur Thérèse, sur elle uniquement, sur cet instant présent, alors tout allait étrangement bien. L’émotion n’existait simplement plus.







Thérèse

Action

Une fois entré dans le bureau de la vétérinaire, je n’ai plus pensé. Non pas suite à une décision mentale, cela s’est fait comme ça parce qu’il y avait un acte à faire et que c’était en train de se faire. Les événements se sont enchaînés de façon fluide, sans effort, sans peur, sans résistance aucune, ni de ma part, ni de la part de Thérèse.

Son corps s’est abandonné entre mes bras lorsque le liquide a glissé dans ses veines. Quelques secondes plus tard, c’était terminé : 6300 jours passés côte à côte. Et puis tout à coup, l’absence.

Thérèse était maintenant étendue sur la table en inox, sans vie. Et aucune pensée ne vint se mettre entre elle et moi. Je caressais sa tête, je profitais, si je peux dire, de ces derniers instants ensemble.

Enterrement

J’ai déposé sa dépouille dans un de mes sweats. J’ai fermé doucement la fermeture éclair, croisé les manches autour de son corps et je l’ai déposée délicatement dans le trou que nous avions creusé. Puis j’ai enseveli son corps sous la terre. Nous avons posé une lourde pierre sur sa sépulture. Et je l’ai regardé longuement. Aucun mot ne venait à mon esprit, mais mes sens me semblaient hyper présents. Je ressentais chaque bruissement de la nature, chaque mouvement de l’air autour, comme s’ils étaient démultipliés.

Cette fois, Thérèse avait disparu pour de bon. Une sensation étrange m’habitait, sans que je puisse la définir. C’était calme et silencieux en moi, et en même temps très intense, très profond et juste. Le reste de la journée s’est déroulé sur le même tempo, comme une sorte de parenthèse enchantée. Sans émotion particulière, sans tristesse, sans peur. Je dirais même que je ressentais une forme d’euphorie légère, comme si j’avais bu un verre d’un excellent vin.

Quoi penser ?

Rien justement. C’est la leçon que m’a transmise Thérèse en mourant près de moi.

Lorsque l’on vit un moment fort comme celui-là, la vie est incroyablement présente si on veut bien traverser sa peur pour s’abandonner totalement à l’instant présent tel qu’il est, sans rien chercher à changer, sans rien refuser de ce qui est là. À aucun moment, je ne me suis projeté dans l’après ou dans les souvenirs du passé. J’ai vécu intensément, avec passion ces derniers instants à ses côtés. Il n’y avait plus ni temps, ni espace. Aucune pensée du type « je me sens perdu sans elle », « je l’ai abandonnée » ou « je n’aurais pas dû la faire piquer » n’est venue se glisser entre moi et le moment présent. Cela s’est fait, là encore très simplement, très naturellement, sans effort, et sans douleur particulière.

Il n’y a pas d’émotion positive

Comprenez par là que l’émotion nous empêche toujours de vivre la situation telle qu’elle est, c’est à dire sans pensée sur ce qui devrait ou ne devrait pas être. L’idée n’est pas de refuser l’émotion ou de lutter contre elle lorsqu’elle surgit, au contraire, mais il nous faut voir clairement de quoi il s’agit. Lorsque l’émotion nous « attrape », nous sommes littéralement possédés par elle. Nous sommes l’émotion. Pris dans les filets de l’identification, nous ne percevons pas que l’émotion est la conséquence d’une peur enfouie, refoulée profondément qui n’a rien à voir avec la situation actuelle. L’émotion nous montre qu’il y a au fond de nous une douleur, une blessure qui n’a pas encore été rencontrée.

Il ne faut pas confondre l’émotion, qui est une réaction, et un état, la tristesse, la joie sont des états, la colère, la peur ou la honte sont des émotions. Donc lorsque nous sommes pris dans notre émotion, nous sommes pris dans une réaction au lieu de vivre pleinement l’instant présent. Et nous nous racontons des histoires !

Ainsi, j’ai remarqué que dès que je convoque Thérèse en pensées, non pas sous la forme d’une simple vibration, mais sous la forme d’une pensée construite avec des mots, alors l’émotion surgit rapidement. Et dès que la pensée disparaît, le calme revient instantanément. Je remarque aussi que ces pensées n’ont rien de « naturelles ». Une part de moi désire ressentir une émotion particulière, et avec les mots, cette part créé les conditions de l’émotion. Exactement comme un scénariste construit une scène pour amener le spectateur à ressentir une émotion voulue pour servir le sens du film. Des pensées comme « Je me sens perdu, abandonné sans elle ! » ou bien, « Bientôt je vais oublier comment était son pelage, son odeur… » déclenche instantanément une émotion de tristesse et de manque. Instantanément, je refuse de vivre la perte de mon chien et je ne suis plus présent à l’instant tel qu’il se vit en moi. En cela, je suis bien créateur de mes perceptions. Si je veux vivre l’abandon, alors je me débrouille pour le vivre. Je ne parle d’une volonté consciente, mais d’une volonté très profonde, enfouie dans ma mémoire, dans les cellules de mon corps. La blessure d’abandon que je ressens sous forme d’émotion est en moi depuis longtemps. Thérèse n’est pas la cause de l’émotion, sa mort vient simplement la réveiller.

Thérèse, dans cette mort annoncée, m’a préparé, sans le savoir à ressentir à quel point nous nous racontons des histoires, à quel point notre vie peut vite ressembler à un scénario bien ficelé où on vit dans le monde de nos idées. Dès lors que nous acceptons de vivre l’instant tel qu’il se présente, sans les histoires de notre vie en bandoulière, alors la vie se vit, sans pensée, mais dans toute son énergie, dans sa vibration du moment. C’est une sensation très puissante, vibrante, fluide, vivante.

Tout est énergie : la vie, la matière, les émotions, les pensées, les jugements, les croyances. Cesser de nommer l’énergie, de la définir, de la cataloguer, de la mettre dans des cases, et votre perception du monde, des autres, change instantanément. On peut alors vivre l’événement pour ce qu’il est. Que l’événement soit douloureux ou au contraire heureux : séparation, perte d’un être cher, de son boulot, naissance d’un enfant, achat d’une maison, tout peut renvoyer à une peur ou une blessure cachée enfouie dans notre mémoire.

Pathos

Vous remarquerez que j’ai fait exprès d’écrire certains passages de cet article en choisissant les mots, en construisant des images, de manière à susciter l’émotion chez vous. En écoutant cette petite musique, vous voilà renvoyé à vos propres souffrances personnelles enfouies. Ce sont elles qui créent l’émotion en vous, pas la perte de Thérèse que vous ne connaissiez pas. C’est la preuve que l’émotion n’est jamais la conséquence de la situation actuelle, mais d’une histoire passée et refoulée.

Merci pour tout ma Thérèse.

Christophe LE BEC

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